Cinergie : Quand avez-vous décidé de faire des études de cinéma ?
Valéry Carnoy : Je me suis intéressé au cinéma seulement à 23 ans via une ancienne petite amie qui était photographe. Je n’avais aucun contact dans le milieu donc pour moi c’était complètement inaccessible. Cependant, j’ai toujours eu envie d’écrire depuis mon plus jeune âge. Mon père avait une imagination débordante, il nous a toujours raconté des histoires. Je voulais devenir scénariste, c’est peut-être encore l’un des métiers que j’aimerais faire. Et puis, j’ai commencé à faire des études, par obligation, parce que dans ma famille, ça se fait. Pour des questions pragmatiques, j’ai décidé d’étudier la psychologie. C’est en psycho et à travers l’utilisation du Canon 5D que j’ai découvert que ce n’était pas si difficile de filmer et que j’ai voulu intégrer l’INSAS.
Le Canon 5D, c’est normalement un appareil photo mais c’était aussi une très bonne caméra. Ça a été ma première approche avec la vidéo, je me suis rendu compte que j’étais capable de filmer. J’ai tenté des concours, et puis l'école, parce que je me sentais en capacité de créer du contenu.
Mon parcours n’a pas été stratégique. Parfois, tu commences quelque chose, puis tu découvres autre chose. C’est vraiment avec le temps que tu accumules différentes expériences. Le scénario, ma volonté d’écrire des histoires, ça, c’est là depuis toujours. Mais, faire du cinéma, le bricoler, être la personne qui le crée, je n’imaginais pas. Dès le moment où tu t’intéresses au cinéma et où tu te sens capable d’en faire, chaque petite piste compte, et ça, c’est fou. Quand j’ai décrété que j’allais faire du cinéma, même un étudiant qui avait fait un court-métrage, je m’y intéressais beaucoup. Et j’ai réussi comme ça à me faire des petits contacts et j’ai pu entrer dans ce monde qui est quand même une sacrée niche.
C. : Pourquoi avoir rejoint l’INSAS ?
V.C. : En tant que Bruxellois, je ne connaissais personne de l’INSAS. Ça a créé une sorte de mythe autour de cette école et j’avais une grande envie d’y être. Je savais que c’était une bonne école avec peu d’étudiants et un cadre protégé. L’INSAS était un bon premier pas dans le cinéma qui est un domaine difficile. Je l’ai intégré sur le tas, à mes 25 ou 26 ans. Ça a été un avantage parce que j’avais plus de maturité, je savais plus ce que je voulais et j’étais en mesure de galvaniser les autres étudiants, plus jeunes. Dans cette école, on est dans un tout petit cadre. On est dix étudiants, de différents âges, et on évolue comme ça pendant quatre ou cinq ans. C’est un espace de travail luxueux !
C. : Comment vos études en psychologie ont pu influencer vos films ?
V. C. : Beaucoup de gens me disent que mon cinéma est très psychologique et que mes personnages sont des créations de ce que j’ai pu apprendre via mes cours. Souvent, je réponds que ce n’est pas spécialement le cas. La psychologie m’a permis de comprendre et d’accepter l’altérité. Des gens qui ont des passés différents, des passifs parfois lourds, il faut les traiter sur un pied d’égalité. On apprend donc la tolérance, à ne plus avoir peur des autres, de ce qu’ils sont. Et on ne se sent pas supérieur à eux. C’est un formatage de la psychologie qui te rend humain, qui m’aide aujourd’hui à approcher les gens, à aller leur parler. J’ai fait pas mal de consultations dans un centre de toxicologie pendant huit mois de stage et j’accompagnais une psychologue. Je notais tout ce qui se racontait et je lui rappelais de temps en temps ce que les patients avaient raconté. Là, j’ai compris quelque chose pour la construction des histoires. Parfois, il y a des points clés que le patient nous livrent et qui vont faire émerger tout un monde fantasmé de ce que la personne aurait pu être. Dans Titan, j’aimais bien l’idée que le jeune Mathéo ait ses blessures. On ne sait pas d’où elles viennent mais on peut créer un lien avec la facilité qu’il a à se scarifier le corps. On peut entrer dans le fantasme, ce qui n’est pas forcément positif en psychologie parce que c’est à éviter ! Je me suis rendu compte que des éléments comme ça pouvaient générer énormément de choses dans nos petits imaginaires. Évidemment, j’ai joué un peu avec ça, mais tirer des histoires via des personnes que j’ai rencontrées, ça, je ne m’y autorise pas.
C. : À l’INSAS, vous faites un premier court, Ma Planète. Quels en étaient les enjeux ?
V. C. : Je n’ai pas étudié la réalisation, je me suis formé au cadrage image. J’ai fait une demande pour passer en réalisation. Je suis passé en commission et il a fallu que mon film soit accepté. D’une certaine manière, tu prends la place d’un autre étudiant. Je suis allé vers une histoire plus classique, plus efficace et j’ai ainsi eu les faveurs du jury. Ma volonté avec ce film d’étude était de construire une narration cohérente. Je n’étais pas dans l’expérimentation, dans le test. Je pense que c’est ce qui m’a avantagé par rapport à d’autres étudiants qui prenaient plus de risques que moi, mais qui ont eu moins de succès en festival. C’est important que le film de fin d’études fonctionne bien sinon c’est vraiment difficile d’embrayer sur le premier film professionnel. La question se pose pour tout étudiant concernant le film de fin d’étude : est-ce que je fais quelque chose de cohérent et d’efficace ou est-ce que je m’essaye ? C’est un grand débat.
C. : Dans vos films, le corps occupe une place centrale. Pourquoi ?
V. C. : Ce qui m’intéresse surtout, et c’est étrange de le dire, c’est le corps masculin. Quand tu as été à l’internat ou en équipe de foot par exemple, c’est quelque chose qui a une identité forte. Et il y a tellement de corps masculins différents ! J’adore ça dans le cinéma. Le corps de Jean-Michel Balthazar, un corps obèse, je vais le faire danser, lui faire faire des pirouettes, lui donner un ventre de femme enceinte... Les corps gros - pour être honnête - peuvent provoquer du dégoût au regard, mais filmés, ils deviennent beaux. On s’y habitue même si le corps n’est pas moulé dans les normes. Dans Titan, il y a le corps de ce garçon, très fin, mais qui prend une aura particulière quand il l’enduit d’huile. Je trouve aussi quelque chose d’amusant là-dedans. On parle souvent du corps des femmes mais pour le corps des hommes aussi, il y a quelque chose qui n’est pas tout à fait juste. Quand tu es dans une équipe de foot et que tu prends ta douche mais que ton corps n’est pas dans les normes, tu te sens gêné. À la plage aussi : ce sont toujours les mêmes corps qui se mettent torse nu ! Tous les autres, à part quand ils s’en foutent, restent habillés. Au cinéma, j’aime bien voir des corps différents, des corps qui existent partout autour de nous mais qui n’existent pas à l’écran.
C. : Comment travaillez-vous avec les comédiens ?
V. C. : Tout est une question de casting, mais aussi de répétitions. Mathéo Kabati, à un moment, devait se mettre en caleçon pendant le tournage et il était très gêné. Je lui ai rappelé qu’il devait le faire et qu’être embarrassé allait compliquer le tournage. Il l’a fait, l’a refait, et même une troisième fois. Et la gêne était partie ! Il en jouait même à la fin. Il faisait quand même 11 degrés sur le plateau, c’était une performance.
Dès la première rencontre avec Jean-Michel pour Ma planète, on a dû faire un shooting photo où il était quasiment nu. Pour moi, cette rencontre a été capitale. Au tournage, il n’était pas tout à fait à l’aise mais il s’est très vite laissé porter par le scénario. C’est un acteur qui me testait souvent. Il me posait beaucoup de questions. Par exemple, il me demandait ce que voulait dire : « Il s’assied lourdement sur le banc ». Jean-Michel n’avait pas envie de jouer quelqu’un de gros, il est déjà gros. Je lui répondais : « Lourdement, ça veut dire par fatigue ». C’est important de respecter les corps qu’on filme.
C. : Qu’est-ce qui vous a donné envie de filmer des jeunes de foyer dans Titan ?
V. C. : À l’internat de sport où j’étais, on ne pouvait pas fermer les portes. Là-bas, on est toujours à la merci de quelqu’un qui rentre dans ta chambre. On ne peut jamais pleurer quand on a envie de pleurer, on ne se laisse jamais vraiment aller. Je voulais prendre pour le casting de Titan des jeunes issus de la région du pays noir. Mon internat était là-bas et j’y ai été confronté à la violence masculine. J’avais aussi une véritable envie de travailler avec des jeunes qui n’ont pas eu les mêmes chances que les autres. Pour le casting, on hésitait entre un jeune acteur qui était le fils d’un producteur et Mathéo. Cette envie-là vient clairement de mes études en psychologie où je me suis rendu compte qu’il y a énormément de déterminisme social. On avait envie de mettre en avant des enfants qui n’ont pas spécialement eu toutes les chances de leur côté. On en a pris deux avec plus de difficultés et deux qui n’en ont pas eu du tout, il y avait un juste mélange.
C. : Quels ont été vos autres désirs sur ce projet ?
V C. : C’était mon premier projet professionnel et la première idée, c’était de faire un casting sauvage. Il y avait une volonté de performance, de faire quelque chose de complexe et aussi de travailler avec des jeunes. Ça m’attirait beaucoup. J’ai aussi repris toute mon équipe d’étudiants. Mon chef op, ma monteuse, et d’autres. Je n’ai pas tourné avec des gens expérimentés. C’est déjà compliqué de s’intégrer dans le milieu, on a enfin l’occasion de réaliser un film, alors on ne va pas reprendre que des gens qui ont déjà leur place. Et puis, je suis quelqu’un de très superstitieux. Je crains de perdre la connexion si je ne reprends pas les mêmes membres de mon équipe. Je suis persuadé que c’est un travail collectif. Je n’ai pas cette confiance de penser que tout tourne autour de moi, que si le film marche bien c’est parce que je communique bien mes idées. Je suis tellement superstitieux que je pense que c’est grâce à la connexion que j’ai avec le chef op et avec la monteuse qui me connaissent et avec qui j’ai fait mes études, que le film est réussi !
C. : Vous préparez un long-métrage. Quel reste votre intérêt pour le court-métrage ?
V C. : Dans le court-métrage, j’ai toujours deux objectifs. Le premier : il faut réussir en peu de temps à générer un frisson d’émotion. Le deuxième : il faut avoir suffisamment détaillé son personnage principal pour qu’une fois le court-métrage fini, on ait l’impression d’avoir rencontré quelqu’un. J’espère toujours écrire mes propres films et écrire pour les autres. L’intérêt dans l’écriture c’est la liberté : je peux écrire où je veux, quand je veux. Et j’ai toujours de l’imagination. J’ai eu des problèmes de surdité jusqu’à mes huit ans, du coup, je vivais complètement à l’ouest. J’ai toujours entretenu un rapport avec des amis imaginaires quand j’étais petit. Un gamin qui ne s’arrête jamais de dessiner, il dessinera toujours très bien. C’est pareil pour l’imaginaire. Quand j’étais gamin, j’écrivais des centaines de pages et je développais mon imaginaire. Aujourd’hui, j’aime me donner de nouveaux défis.