Il est 14h30 et il se met à pleuvoir. Abritée derrière des bâches croisées, Josée Dayan suit la séquence sur son écran de contrôle. Coiffée d'un casquette noire de rappeur, un cigare à la bouche, elle n'arrête pas de bouger. Elle lance des feintes qui amusent l'équipe image, avant d'ajouter, hilare :
" Tiens donc ! Le temps a encore changé ". Il s'est mis en effet à neiger, et l'on abandonne l'idée de commencer le plan avec Sandrine ouvrant la fenêtre. La réalisatrice se tourne vers Fabrice, son assistant : " Tout est en ordre? On peut tourner? - O.K. "
Elle tire une bouffée de son cigare : " On la tourne! ".
Fabrice hurle dans son mégaphone : " On va tourner! ", puis : " Moteur ! ".
Silence, c'est parti. Deux prises à la louma suffisent pour mettre le plan en boîte et l'équipe se rue à l'intérieur de la gentilhommière pour mettre en place la séquence suivante.
Le film raconte l'aventure de Victor, un petit garçon de huit ans, qui, après la mort de son père Philippe, se retrouve à la tête d'une grosse fortune. Hélène, sa mère, est courtisée par Roland, un cousin éloigné qui essaie de ressusciter une passion vécue dix ans plus tôt. Victor s'inquiète, d'autant que Roland a emmené avec lui Sandrine, une jolie brune dont l'enfant découvre la liaison avec Roland. Lorsque celui-ci prend la tête de l'entreprise familiale que dirigeait Philippe, Victor prend peur.
Vêtue d'un tablier de domestique, Sabrina Leurquin ressemble à s'y méprendre à la Célestine (interprétée par Jeanne Moreau) du Journal d'une femme de chambre de Bunuel. Dirigée par Josée Dayan, elle répète une scène qui réunit autour de la table familiale Victor, Hélène et Roland. Le trio s'apprête à déguster le thé que Sandrine est censé leur servir. Soudain, Victor s'oppose à ce que sa mère le boive. La mise en place est délicate car la réalisatrice demande un mouvement d'appareil complexe. L'Arriflex est montée sur un chariot de roulage (une dolly " Pee-wee ", fabriquée aux États-Unis par Monsieur Chapman) afin que les roues décrivent un arc de cercle autour de la table. Il faut trouver le bon rythme pour ce mouvement d'appareil que Josée Dayan veut " précis et coulé ".
" C'est gai, elle prend des risques ", me dit Michel Baudour, le cadreur, tout en observant du coin de l'oeil la réalisatrice qui converse avec Willy Stassen, le chef-op. " Je n'ai pas l'impression de tourner pour la télé mais de faire du cinéma. Lorsqu'elle me propose un plan et que je lui dis que c'est difficile à faire, elle me dit : c'est parfait, allons-y, on n'est pas là pour réaliser ce qu'on sait faire! "
Les prises succèdent aux prises, mais il y a toujours un détail qui fausse la mécanique de la mise en boîte du plan. la réalisatrice décide d'une pause, Willy Stassen en profite pour fumer une cigarette dehors.
" Tu m'en files une?, demande un machino, - Désolé, je l'ai tapée", répond-il en montrant sa clope à moitié consumée. On reprend. À l'étage, la technique ouvre quelques bières. Coiffé à la Amy Irving, Fabrice sort en trombe du plateau, les boucles blondes en bataille : " Putain, je rêve... J'hallucine! On travaille ici ! ".
Silence. Je planque mon Leica, on ne sait jamais! Pschuuuit ! Horreur, on entend le bouchon d'une Jupiler qu'on décapsule, pied de nez ironique de la technique à l'artistique. " Vous vous croyez à la Scala de Milan, putain! ", ponctue le bouillant Fabrice en retournant sur le plateau. Le silence est total. Bizarrement, cette dramatisation théâtrale à souhait reconcentre l'équipe qui boucle la séquence en une prise. J'entends le célèbre " Check the gate ". C'est dans la boîte.