Cinergie : Comment es-tu arrivé au cinéma ?
Valentina Maurel : J’ai voulu faire du cinéma très tôt, quand j’étais adolescente. Mon père est peintre, ma mère comédienne, le cinéma me semblait l’endroit où je pouvais conjuguer ces héritages. Je suis franco-costaricienne, j’ai fait mes études au Lycée Français. Cela semblait très logique d’aller en Europe alors je suis partie à Paris faire mes études supérieures à l’université Paris III. Mais très vite, ça m’a semblé trop théorique. Et puis quelqu’un m’a parlé de la Belgique. Je suis arrivée ici un peu par hasard et je me suis inscrite à l’INRACI.
C. : Pourtant Paul est là est un film de film d’étude de l’INSAS…
V.M. : Oui, j’ai un parcours un peu bizarre ! À l’INRACI, je me suis retrouvée à faire des exercices de réalisation alors même que je suivais une formation de production et d’assistante. J’avais plus envie de réaliser en fait. J’ai alors tenté le Master à l’INSAS, ce qui ne s’était pas fait très souvent. C’est peut-être même la première fois qu’une passerelle s’est créée entre les deux écoles.
C. : Mais pourquoi le cinéma et non une autre discipline artistique ?
V.M. : Adolescente, j’ai vu des films qui m’ont marquée, qui m’ont permis de me sentir un peu moins seule et m’ont rendu très heureuse. J’avais une expérience de spectatrice tellement enrichissante que je voulais m’aventurer dans le cinéma.
C. : Et quels films en particulier, si tu t’en souviens ?
V.M. : Je m’en souviens très bien ! Ils sont là. Et ça ne changera jamais, c'est terrible ! J'ai beau essayé de me cultiver, de regarder des films, de réfléchir, les films que j’ai vu à 16 ans resteront toujours tant ils m’ont marquée. Les films de Kaurismaki ou de Cassavetes par exemple. Dans Minnie et Moskowitz, l’un de mes films préférés, les relations d'amour-haine entre les personnages sont très contradictoires. Ou Sue perdue dans Manhattan d'Amos Kholek, avec ce personnage de femme fragile, adorable et bizarre. Je ne sais pas du tout comment ça réapparaît dans ce que je fais, mais c'est là. Et puis il y a La niña santa de Lucrécia Martel, ma cinéaste préférée, un génie pour moi. Elle est une énorme influence. Dans son cinéma, l’ambiguïté latente entre les gens m’a beaucoup marquée. Plein de désirs, parfois un peu interdits, traversent les personnages sans mener forcément quelque part ou qu’ils ne soient pour autant jugés. C’est là sans être problématique ni totalement explicité. Ses personnages n’en sont pas forcément conscients. Tout est latent, l’inceste, la mort, le monstrueux... Et pourtant, il ne se passe rien. Et je trouve ça génial ! C'est ce que j’ai retenu de son cinéma. Je voulais des personnages dont la relation est compliquée, comme le sont toujours les relations intimes, sans qu'il ne se passe jamais rien. Mais le désir est clair, le spectateur va le comprendre et j’espère ne pas le juger. Peut-être grâce à la désacralisation, la déception de cette jeune fille par rapport à ce personnage masculin, cette figure paternelle. Elle est confrontée à ce personnage de son passé et cette confrontation l'oblige à surmonter ses angoisses, à perdre un peu de son innocence et à devenir adulte.
C. : C’est qu’il ne s’agit pas d’un père mais bel et bien d’un homme.
V.M. : Oui, et la figure du père devient abstraite puis sombre. Je pense que le fait de vivre des sentiments aussi compliqués, sans qu’ils ne soient graves pour autant est un élément du passage à l’âge d’adulte. Paul est là n'est pas un film autobiographique mais il parle de ce que je connais. Adolescente, comprendre que des adultes importants pour moi étaient complexes, fragiles et un peu décevants a fait partie de ma découverte de la vie. Se débarrasser un peu de ces figures-là a été un vrai pas vers l'indépendance. Je pourrais difficilement faire des films sur des choses que je ne connais pas très bien ou qui ne me sont pas proches. Je peux parler de façon plus sensible de ce qui me touche que, et me préoccuper des détails, de ces petites choses du quotidien, banales, qui sont en fait très signifiantes. Écrire un film me permet de mieux comprendre quel a été mon processus, d'où je viens, ce que je suis...
C. : Paul surgit de nulle part, disparaît de la même manière. Rien n'atteste vraiment de son existence. Il pourrait être une projection, un fantasme ?
V.M. : Je n’ai peut-être pas construit ça volontairement mais instinctivement, c'est ce que je voulais. Quelqu'un m'a dit : « J’ai beaucoup aimé le film. Que Paul soit un fantôme, c'est super ! " C'est ce qui me plaît dans une narration un peu ouverte. Qu'il existe ou pas n'est pas important, du moment qu'on saisit l'émotion entre les personnages. Quand on a travaillé avec les comédiens, je n'ai pas donné d'informations supplémentaires.
C. : Mais tu l’as construit ainsi, assez fantomatique.
V.M. : C'est quelqu'un d'absent. Sa présence est intermittente. Cela raconte aussi qu'elle n'a pas vraiment besoin de lui. Ils peuvent se retrouver plus sincèrement du moment où ils n'ont pas besoin l'un de l'autre. Et c’est aussi une façon d'imaginer la famille, je crois. Devenir quelqu'un d'indépendant, c'est aussi ne pas avoir besoin de ce type de filiation-là. Les rapports peuvent être plus ouverts, plus égalitaires.
C. : Mais lui a tout de même besoin d'elle, ce qui inverse un peu le rapport, justement.
V.M. : Oui, et c’est ce qui emmerde Jeanne parce que tout à coup, c'est elle qui doit s'occuper de lui. Il a besoin d'elle, oui, mais surtout de son affection. Et au bout d'un moment, quand même, il se casse. Les rapports sont instables.
C. : Tes deux personnages sont fragiles et tristes par instant. Et ton film très tendre à leur égard…
V.M. : Je les voulais attendrissants, dans la mesure où ils sont très humains, il mentent, ils sont préoccupés par leurs images, ils sentent mauvais. Je crois que ce qui les rend attendrissants, ce sont toutes ces petites choses qui font que les gens sont réels et fragiles, toutes ces petites choses qui nous rendent ridicules, qui disent tellement qui nous sommes. Quand on enlève toutes les couches de l’image qu’on cherche à donner aux autres, il reste ces petites choses, banales. On est pas des êtres très intelligents, mais des gens préoccupés par nos petites désirs un peu mesquin, notre ego, nos petites vanités…
C. : Jeanne est parfois aussi un peu dure.
V.M. : Elle est un peu dure, oui, elle a honte de lui. Elle essaie de tenir une certaine image. Et ce type lui rappelle qui elle est, et d’où elle vient
C. : Le film tient beaucoup aussi à ce comédien qui dégage une vraie forme d’innocence.
V.M. : Il est comédien, mais pas uniquement. Ce qui l’intéresse dans la vie, c’est de voyager. Il a vécu en Israël en tant que cuistot, en Suisse comme déménageur, il a organisé des concerts punk je ne sais plus où. Et cela fait plus de dix ans qu’il vit au Costa Rica. Nous nous sommes très bien entendu humainement. Je n’ai pas trop réfléchi pour savoir si ça allait marcher en terme de jeu. C’était un peu un coup de cœur.
C. : Tu voulais un personnage qui parle néerlandais ?
V.M : Pas spécialement, non. Mais puisqu’il parlait néerlandais, cela m’a semblé très cohérent. Cela a apporté quelque chose au film.
C. : Cela l’ancre. Il pourrait se passer n’importe où sinon. Il y a très peu de hors champ.
V.M. : Oui, c’est vrai, on ne voit pas spécialement que c’est Bruxelles.
C. : Avec cette première image de la machine à laver, l’absence de hors champ, ces plans fixes et ce huis clos, le film devient étouffant.
V.M. : C’était l’idée (rires). Et on a vraiment enfermé la comédienne dans une machine à laver ! Le film reste dans cette sorte d’univers un peu fermé pour qu’on sente la solitude de ces personnages. Il n’y a pas beaucoup d’ouverture vers le monde extérieur, de figurants. Cela me rendait les choses plus faciles aussi : il n’y a qu’eux deux dans un monde un peu vide.
C. : Et qu’est-ce que signifie cette histoire de nettoyage ?
V.M. : Jeanne a envie d’être propre tout le temps et de refouler peut-être les désirs, les choses qui peuvent être gênantes dans sa relation avec Paul. Elle essaie de s’oublier un peu et d’oublier son corps, que tout soit propre, sous contrôle, mis en ordre. Et lui vient évidemment mettre le bordel, le désir dans cette propreté-là.
C. : Le corps ressurgit partout.
V.M. : Oui, partout. Elle sent mauvais, ils sont ivres, elle vomit. Et puis, le corps fait ce qu’il veut.
C. : La fin de ton film est de l’ordre de l’acceptation.
V.M. : Plus qu’une acceptation, un pardon, oui. Il s’agit d’accepter qu’elle ne pourra pas tout maîtriser et que ce n’est pas grave. Du moment qu’elle l’accepte lui, elle peut s’accepter un peu elle-même. Le fait d’avoir un corps, d’être un peu comme son père même si elle ne veut pas lui ressembler. On a tourné trois fins différentes. Je ne savais pas très bien comment terminer. Mais j’ai fait tout le film comme ça. Le pourquoi n’était jamais très clair. C’était plutôt instinctif. La fin de cette histoire n’était pas évidente, il n’y a pas de résolution d’un conflit, pas de nœud à trancher. J’aurais pu finir de plusieurs manières différentes. Cette fin me semblait la façon la plus simple de montrer cette acceptation. J’avais filmé d’autres choses, j’avais voulu alimenté la vie de cette fille en laissant entrevoir qu’elle était un peu amoureuse de son collègue. Mais finalement, un regard un peu appuyé suffisait à le faire sentir. Tout cela est donc parti au montage, et du même coup, la fin que j’avais imaginée, où elle faisait un geste vers lui, est partie aussi. Mais tant mieux. Parce que je suis restée fidèle à ce que j’aime, ces tous petits détails. Je n’aurais pas aimé finir par une espèce de happy end.
C. : Ton film n’est pas du tout une démonstration de savoir-faire. Il ne tient pas sur une histoire mais bien sur un regard. Comment a-t-il été perçu par ton entourage, et surtout à l’INSAS ?
V.M. : À l’INSAS, on peut faire ce qu'on veut, mais les étudiants se mettent la pression tout seul, à vouloir montrer ce dont ils sont capables. Je me suis donné la liberté de faire quelque chose de simple. Ce qui fait que ça s'est bien passé. Mais j'ai parfois l'impression d'avoir fait un film trop esthétique. La prochaine fois, je vais essayer d’être encore plus avec mes personnages.
C. : Tu as beaucoup pensé à tes cadres, à tes lumières… ?
V.M. : Surtout aux cadres et à chorégraphier les mouvements, les entrées, les sorties de champs…. J'avais l'impression qu'avoir des plans-séquences avec des cadres fixes me permettrait de garder une certaine distance et de concentrer toute mon attention sur la relation entre ces deux personnages. C'était aussi un exercice pour moi, une façon d'apprendre à réfléchir à tout ça. Cela dit, dès que je dois penser à un mouvement de caméra, cela me perturbe complètement. Je n'arrive pas du tout à mettre en lien les espaces de cette manière-là.
C. : Tu penses en terme de tableau ?
V.M. : Oui. J'avais envie de dessiner, de faire de la BD avant de faire du cinéma. J'aime bien composer mes cadres de façon assez précise.
C. : Comment as-tu dirigé tes comédiens ?
V.M. : J'ai dit très peu de choses. J'ai essayé d'avoir un petit plateau avec peu de monde. J'ai joué avec eux pendant qu'on répétait les scènes. On a peaufiné chaque geste, chaque chose en terme de temps, de rythme. J’ai trouvé la justesse des scènes comme ça. C'est très clairement par le corps que tout se passe et se raconte. Cette manière de diriger a été une surprise pour moi. Je ne savais pas comment faire et c'est venu instinctivement. J'ai fait passer un casting avec cette scène délicate parce que je voulais comprendre si les comédiens avaient compris la scène et si on allait pouvoir arriver à cette dentelle-là. Trouver une façon de raconter ça sans que ça ne devienne glauque, ni comique, en étant entre les registres, c'est vraiment de la dentelle. On a beaucoup travaillé. Tout est très millimétré. On a réussi à trouver le rythme de chaque plan.
C. : C'est la scène cruciale du film. Et elle est très risquée.
V.M. : Oui, ça a été très difficile. Le moindre regard de travers, un rire trop forcé ou trop long, un temps de silence trop pesant, toutes ces petites choses qui se passent entre eux à ce moment-là, parce que ça va assez vite, il ne fallait surtout pas que ça soit mal dosé. Tout devait être parfait pour que les gens comprennent ce qui se passe entre eux à ce moment-là. C'est risqué mais ça marche, je crois. Je n’ai pas l'impression qu'ils jugent. Parfois, ils rient aussi, ce qui m'étonne beaucoup. Cette scène était la meilleure leçon de cinéma que j'ai jamais reçue. Et mettre en scène ce moment m'a permis de saisir pourquoi je l'avais écrite. Ce qui n'était pas forcément si clair. J'aime bien la fiction parce que ça me permet de mieux comprendre les petites subtilités de la réalité, la complexité des relations, le trouble des émotions et des désirs. Mettre en scène tout ça et passer par chaque détail, chaque sentiment, chaque expression de visage, a été une révélation pour moi.
C. : Et pourquoi avoir écrit cette scène justement ?
V.M. : Pour comprendre ces sentiments-là, comment quelque chose comme ça peut arriver, comment on fait pour le vivre sans que ça ne devienne terrible. On est toujours habité de désirs ou d'émotions qu'on ne comprend pas, qu'on refoule. Comment deux personnages peuvent se retrouver dans une position aussi ambiguë sans ce que ça ne devienne un drame, un désastre ou une catastrophe ? On peut vivre ces désirs un peu fous, les digérer, les traverser et continuer son quotidien banal, avoir une vie normale. Et je crois que c’est parce que tout se joue sur des détails, tout se noie dans le banal du quotidien, le téléphone qui sonne, le micro-onde...
C. : Tu as eu le sentiment parfois que le film pouvait être mal reçu ?
V.M. : Oui. C'est-à-dire que cette scène-là n'était pas dans le scénario que j'ai rendue au jury de l'INSAS. Mais je l'avais pensée et je l'ai écrite après. J'ai très vite compris en passant des castings avec cette scène qu'il y aurait des gens qui ne la comprendraient pas. J'ai vu des façons de l'aborder beaucoup plus explicites, beaucoup plus graves. Certains professeurs ont d’ailleurs estimé qu’il fallait la supprimer, peut-être pas empathie avec ce personnage, dont ils craignaient qu'il ne devienne monstrueux. À un moment donné, j'ai beaucoup souffert en me disant que ce film était condamné, que j'allais trop loin. Les personnages étaient tellement chouettes que j’étais peut-être peu généreuse avec eux. Cette scène a été tout un questionnement. Mais je l'ai finalement gardée et j'en suis très fière. Parce que c'est « la » scène importante du film et c'est génial d'avoir pris ce risque ! Surtout que je fais une fiction, pas un film expérimental, mais un film tendre, mignon, on m'a même dit "girly"... Et cette scène donne au film toute sa profondeur. Sans elle, il serait tout-à-fait différent.
C.: Comment s'est passé Cannes ?
V.M. : C'était super ! Nous avons été très bien accueillis et encadrés. Cela n'a duré que quatre jours, avec une Master Class de Christian Mungiu, des dîners, la montée des marches... Je n’ai pas trop eu le temps de comprendre ce qui m'arrivait. Je suis allée à d'autres festivals où j'étais plus sereine, où j'ai pu voir des films, parler cinéma. À Cannes, c'était très intense. Et ce prix a été une surprise. Il y avait d'autres films très biens. Je ne m'y attendais pas du tout. J'en garde un souvenir très flou, comme une sorte de rêve. Je me suis levée, j'ai jeté mon téléphone par terre. J'ai eu très brièvement l'occasion de parler avec Mungiu, le président du Jury, qui m'a dit quelque chose de super, qu'ils avaient aimé mon film parce qu'il était simple, qu'il parlait de petites choses. Il m'a dit quand même que mon film était "prettier that he would have liked", peut être un peu trop esthétique. C’est la leçon que j'ai tirée de ma rencontre avec lui. À sa Masterclass, il avait parlé de sa façon de faire des films et justement de s'intéresser aux détails.
C. : Est-ce que ce prix a changé quelque chose pour toi ?
V.M. : Oui, ça m'aide, ça m'encourage à continuer. Cela m'a ouvert des portes pour la suite. J'ai pu rencontrer des producteurs. C'est aussi un peu paralysant. On m'attend au tournant. Je suis encore en train d’atterrir. Du même coup, j'essaie de préserver mon prochain projet. Une partie du prix de la Cinéfondation consiste en une première à Cannes, quoi qu'il arrive, ce qui intéresse les producteurs. Je n’ai pas envie de me forcer à faire un long-métrage à cause de ça, ni d'aller trop vite non plus.
C. : Tu travailles sur un nouveau projet ?
V.M. : Je suis en train d’écrire, oui. C’est encore une fois une histoire de famille mais je m'attaque à la relation d'une adolescente à sa mère, qui décide de se frayer un passage vers l'âge adule d’une façon un peu brutale. Je ne sais pas encore si ce sera un court ou un long mais j'ai envie d'aller le tourner au Costa Rica.