Importés et implantés en Europe au début du 20e siècle, notamment en Belgique et aux Pays-Bas, ces centaines de milliers de petits crustacés sont amenés, lors de leur voyage, à se battre pour leur survie, dans un scénario cruel digne de Battle Royale où seuls les plus forts resteront «debouts». En effet, ce ne sont pas les embûches qui manquent dès qu’ils sortent de leur habitat aquatique pour contourner les obstacles érigés par l’homme. Proies rêvées pour les mouettes, attaquées et dévorées par des oies, écrasées par des vélos ou des voitures, les victimes sont nombreuses en chemin.
C’est donc une relation pour le moins conflictuelle qui s’est nouée au fil des ans entre le crabe et l’homme. Qu’ils envahissent les caves, les toits et les maisons de Flandre, se cachent sous les meubles, se réunissent par centaines dans nos rues et nos églises, qu’ils sortent des bouches d’égoût, ou encore, en dangereux terroristes qu’ils sont, qu’ils bouchent les filtres de refroidissement des centrales nucléaires (ce fut notamment le cas dans celle de Doel), ces crabes, aussi inoffensifs et insolites soient-ils «en personne», sont majoritairement considérés comme des nuisances.
Le premier réflexe de l’homme est le rejet. Une réaction purement physique, tant ce crustacé informe, aux allures de mini-créature lovecraftienne, évoque, chez certains, un sentiment de dégoût. D’autres comprennent que ces drôles de bestioles n’ennuient personne et cherchent seulement à passer de l'autre côté de la rivière, un pas de côté après l’autre. C’est le cas, notamment, de deux fillettes que filme la réalisatrice, captivées par le sujet et pleines de questions : « Est-ce que tu crois qu’un crabe ça rêve ? », « Est-ce qu’un crabe a une mémoire ? », « Savent-ils quel jour on est ? »…
En adoptant le point de vue du crabe, en célébrant sa vie (franchement loin d’être folichonne) et en décrivant les nombreux obstacles qu’il doit surmonter, Dominique Loreau crée une expérience cinématographique originale, faite d’émotions diverses, entre dégoût et émerveillement. Son film culmine en un tour de force visuel dans une séquence magistrale où une poignée de crabes sont confrontés à une tempête sous-marine dans les eaux d’un port, où ils ne font bientôt plus qu’un avec les détritus et les éléments déchaînés… C’est la fin d’un voyage inattendu, « à la fois métaphysique et concret », d’une « parabole poétique moderne » et d’un récit microcosmique fascinant.