Anne Feuillère et Sarah Pialeprat : Quelle est l’importance de Tableau avec chutes dans votre chemin de cinéaste ?
Claudio Pazienza : A l’époque, j’avais 33 ans et je me posais des questions existentielles, au-delà même de celles que pose le cinéma. Tableau avec chutes a, en quelque sorte, dépassé mes intentions de départ et m’a permis d’oser entreprendre des projets sans avoir la nécessité de tout savoir à l’avance. Il n’est pas toujours indispensable de savoir précisément ce qu’on veut, ce qu’on cherche. Parfois, plus on sait, plus on cloisonne et moins on se laisse surprendre. Le plaisir de se contredire s’éclipse ! Le film m’a appris cela, car il remettait en question tout ce que j’avais fait avant, un cinéma trop démonstratif. À partir de Tableau avec chutes, j’ai commencé à penser la pratique du cinéma autrement, en laissant un peu de côté la préparation à outrance et en m’accordant une plus grande liberté. Je me suis tourné vers un cinéma qui continue à se penser, à s’écrire tout au long du processus de fabrication. Un cinéma où les questions continuent de surgir et où ces questions ne trouvent pas nécessairement des réponses définitives. D’où, parfois, des films qui semblent inachevés, voire inachevables. Et cela me convient. Du coup, faire un film, c’est comme enclencher un rituel plus excitant et intéressant. Pour moi, le cinéma est une machine à penser, un mouvement qui s’enclenche et qui pourrait durer. Tableau avec chutes a donc ramené de l’aléa dans mes dispositifs, de la vibration, du danger, dans le sens positif du terme.
A.F. et S.P. : Selon vous, à quoi est dû son succès ?
C.P. : Tableau avec chutes n’est pas un film difficile, mais exigeant par sa durée et par son sujet, qui demande au spectateur d’accepter de faire une sorte de voyage. La question de l’écriture, passant du journal intime à l’actualité, et le mélange du « je » et du « nous » ont suscité un certain intérêt. Le succès rencontré à l’étranger était dû, je crois, au mélange de tons, parfois léger, parfois grotesque, parfois profond, et qui assumait sa part de créativité. Ce style, qui s’éloigne du naturalisme, correspondait probablement à l’image que l’on peut avoir de la Belgique vue de l’étranger. Une image un peu nonchalante, ce côté irrévérencieux qu’on lui prête et qui sont souvent faux d’ailleurs… Les gens disent « surréalisme », mais je n’aime pas tellement ce terme. Ensuite, ce film, qui a été pensé dès 1995, a croisé un moment de la Belgique avec l’affaire Dutroux et cela lui a donné une sorte de caisse de résonance inattendue. Pendant le tournage, ces événements ont trouvé une place dans le film et cela rencontrait par hasard un présent qui faisait actualité.
A.F. et S.P. : Ce succès a t-il rendu votre vie de cinéaste plus simple ?
C.P. : La situation est assez paradoxale. On m’a par la suite proposé de poursuivre dans cette veine, dans ce genre qui va de l’intime au social, et j’ai un peu résisté à ça, car j’y voyais une dérive qui ne me plaisait pas beaucoup. Ce côté irrévérencieux, qui peut aussi susciter le rire et le sarcasme, ne m’amène pas - moi - à des rencontres intéressantes. J’ai donc refusé des « commandes », un documentaire sur Berlusconi, par exemple. J’avais l’impression qu’on me poussait à faire ce qu’il y avait de moins intéressant sur Canal +, à l’époque. D’un autre côté, le film m’a ouvert des portes et permis des rencontres avec quelques producteurs dans plusieurs télés. Grâce à eux, j’ai pu continuer à faire des films qui passent à … minuit - une plage horaire qui me convient parfaitement - et essayer des choses. Il faut dire qu’à partir de Tableau avec chutes, j’ai travaillé presque de manière ininterrompue pendant plusieurs années de suite et j’ai vécu de ça.
A.F. et S.P. : L’avez-vous revu récemment ?
C.P. : Non. Il continue à être montré, mais je n’aime pas tellement accompagner mes films. Prendre la parole avant ou après, c’est pour moi déjà la leur ôter. D’une manière générale, j’ai beaucoup de mal à revoir mes films. Je leur confie mes états d’âme et je leur demande de s’en occuper, alors, je n’ai pas trop envie de rouvrir le tiroir une fois que je l’ai fermé.