Depuis trois ans maintenant, Cassandre stagne, incapable de gagner de l’avancement. Elle doit faire face à des conditions de travail inhumaines (pas de congés de maladie), régulièrement brimée, dans un microcosme où aucune communication entre deux humains (passagers, collègues, employeurs, amants de passage) ne semble naturelle ou sincère. Ses supérieurs, méprisants, lui parlent avec la plus grande condescendance et une politesse de façade. On lui fait bien comprendre que, dans ce métier, l’improvisation est largement déconseillée : ainsi, lorsque la jeune femme tente de réconforter une passagère en détresse, sa compassion (elle lui offre une bouteille de vin avec sa carte de crédit, ce qui est strictement interdit par la compagnie) lui est reproché, au point de menacer son gagne-pain.
Cassandre vit une vie de solitude, sans attaches : ses amies (principalement d’autres hôtesses, jamais les mêmes) sont des amies d’un jour, rencontrées au gré des vols. Elle passe chaque soirée dans un pays différent, qu’elle n’a jamais le loisir de visiter, si ce n’est les boites de nuit proches des aéroports. Ses amants sont des amants d’un soir, auprès desquels elle cherche cinq malheureuses minutes d’affection. Des hommes avec qui la communication, une fois la nuit terminée, se résume à de tristes selfies dénudés, seul moyen pour elle de séduire à distance. Les passagers dont elle s’occupe vont tous quelque part, mais Cassandre, ironiquement, fait du surplace. Elle ne semble avoir aucune passion (elle ne lit jamais, n’a pas vraiment de conversation, et, en dehors de ses vols, a constamment le nez plongé dans son smartphone), pas le moindre objectif, si ce n’est celui d’être mieux payée. Le vide de son existence est abyssal, mais Cassandre s’en accommode sans broncher. On pourrait même croire qu’être exploitée de la sorte l’arrange. En somme, elle n’en a plus… rien à foutre !
Bien évidemment, cette anesthésie générale, cette sécheresse émotionnelle dans laquelle Cassandre s’est réfugiée n’est rien d’autre qu’une fuite en avant qui cache un drame familial : la mort de sa mère dans un accident de voiture et l’incapacité d’en parler avec le reste de sa famille. La seconde moitié du film, tournée en partie à Huy, relate le retour de Cassandre au bercail et la confrontation inévitable avec ce passé pas si lointain. C’est seulement dans cette partie tardive du film, plus conventionnelle mais aussi plus émouvante, que nous faisons réellement la connaissance de Cassandre. Soudain, la poupée en uniforme bleu et foulard jaune s’humanise, contrainte d’affronter ses démons et de renouer avec les siens, qui jouent chacun de leur côté leur propre fuite en avant : son père (Alexandre Perrier), obsédé par l’accident, passe son temps à demander de nouvelles expertises et à téléphoner à des avocats, tandis que sa sœur cadette (Mara Taquin) se réfugie dans l’alcool et la guindaille.
Avec sa mise en scène austère, oppressante dans sa dépiction d’un univers artificiel, océan de vacuité et de faux semblants, Rien à Foutre offre une opportunité au duo Julie Lecoustre / Emmanuel Marre de poser un regard désabusé sur une jeunesse moderne sans charme et sans ressources, repliée sur elle-même, humiliée et sacrifiée dans des jobs sans lendemain, dénués de toute poésie. Un sujet tristement moderne et universel, qui va comme un gant à Adèle Exarchopoulos, devenue depuis La Vie d’Adèle la spécialiste des rôles de jeunes femmes paumées, livrées à elle-même. Mais Rien à Foutre, à l’instar du récent Nomadland (qui narrait une autre sorte de fuite en avant), est également une réflexion incisive sur l’incapacité d’une femme ordinaire à faire son deuil, incapacité qui la mène à faire fausse route. Inexorablement ?...