Anne Feuillère : Quand je serai dictateur a été sélectionné dans de prestigieux festivals, a reçu le Magritte du documentaire, a voyagé partout. Comment expliquez-vous ce succès ?
Yaël André : Si je l'expliquais, je serais Madame Soleil – ou milliardaire. Mais je ne suis qu'une petite dictatrice de province. Disons que, parmi les éléments qui pourraient peut-être expliquer une partie de ce succès, il y a ces images amateurs 8 mm et Super 8, leur matière, leur texture, leur contenu, leur « force d'identification »… Ce sur quoi je n'aurais pas forcément parié à l'avance : on aurait pu croire que ces petites bobines de films de familles n'auraient concerné que les Belges mais étonnamment non, le film a largement circulé, aussi bien dans les écoles à Taïwan, qu'au fin fond des États du Mexique, en Turquie, au Kosovo, etc. Franchement, ça me dépasse complètement et cela me touche que ces petites images belges rencontrent des cultures et des esprits aussi divers. Peut-être aussi que ce qui a plu, c'est le fait d'aborder une donnée tragique de manière légère, ce que je voulais faire dès le départ : aborder la question de la mort et du deuil sur ce ton inattendu, avec l'idée d'essayer dans le même mouvement de se dévisser de l’une de nos vieilles « passions tristes ». Je ne sais pas si c'est réussi, mais ça rencontre apparemment une certaine adhésion. Autre éventuelle explication : le fait de s'imaginer d'autres vies possibles?… J'avais mis cette phrase de Rimbaud au début du dossier de production du film : « À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dûes ».
A.F. : Le film est aussi une véritable prouesse technique.
Y.A. : Didier Guillain a réalisé un vrai travail d'archéologie de l'image amateur 8 et Super 8, support très fragile qu'il a fallu numériser avec précaution. Il a fallu ensuite gérer une immense quantité d'images de façon intelligente et c'est là que le monteur Luc Plantier est entré en scène. La musique d'Hughes Maréchal, la voix de Laurence Vielle, le montage-son de Sabrina Calmels, l'assistanat d'Adélie Champailler… – impossible de citer tout le monde ici – sont autant de collaborations précieuses qui ont fait que le film est finalement devenu ce qu'il est. Un film est toujours un travail collectif et un artisanat. Et, s'il fonctionne, c'est parce que chacun a amené son univers et une partie de lui-même.
A.F. : Est-ce que ce film marque un tournant dans votre parcours de cinéaste ?
Y.A. : Oui et non. Chaque film que j'ai réalisé a imposé sa logique de fabrication, de production, de diffusion. Il y a, je crois, une continuité entre mes films et dans mon travail, plus généralement. Pour Quand je serai dictateur, j'avais filmé pendant dix ans en Super 8 et il me semblait qu'il y avait là un corpus d'images qui méritait de devenir quelque chose. Il m'a semblé intéressant de mêler mes images à celles d'autrui, parce qu'elles sont, au fond, du même ordre : des images intimes, de famille, du quotidien… J'ai découvert à ce moment-là l'existence de milliers de kilomètres de ces petites bobines de « cinéma amateur » qui ne demandaient qu'à être réutilisées, mais qui étaient souvent littéralement jetées à la poubelle. Je n'ai pas voulu aborder ces images d'un point de vue historique ou sociologique, mais bien d'un point de vue de cinéaste : que racontent ces images si on les regarde avec un peu d'attention ? Le rapport le plus honnête que je pouvais avoir avec elles était de les « détourner » manifestement de leur usage (supposé) premier, de telle sorte qu'on puisse deviner en même temps ce pour quoi elles avaient été faites et ce que je leur faisais dire, très différent de leur usage premier… Comme si les détourner révélait en même temps un de leur potentiel. J'ai, en quelque sorte, appliqué la phrase de Rimbaud aux images.
A.F. : Et ce succès a-t-il changé votre manière d'aborder votre métier ?
Y.A. : Oui, je dirais qu'il a calmé quelque chose… comme une vieille inquiétude. Mais en même temps, étrangement, cela n'a pas été si simple à porter pour moi. C'était un film peu financé – comme tous les docus – sur lequel j'ai cumulé les fonctions de réalisatrice, scénariste, monteuse, productrice, comptable, distributrice du film, etc. J'ai donc littéralement dû le porter « physiquement » en allant le présenter ici et là. Mais dans le même temps, j'ai produit, réalisé, etc. un autre projet également très dévorant, le webdoc Synaps. J'ai travaillé comme une furie 7 jours sur 7 pendant deux, trois, quatre ans d'affilée, absolument non-stop, ce qui a été une source de fatigue extrême. En terme de travail, mener ces deux gros projets en même temps et sur plusieurs postes à la fois, c'était de la folie. Donc, ce qui a changé, c'est que j'ai réalisé que je ne voulais plus, que je ne pouvais plus, assumer autant de postes à la fois. Bref, pour des raisons prophylactiques, je suis désormais obligée de limiter ma toute-puissance de dictatrice. Ce qui, au fond, n'est pas plus mal pour tout le monde.