Cinergie : D'où t'est venue l'idée de faire ce film ?
Patric Jean : L'idée est venue au moment où je faisais mon film précédent, La Raison du plus fort, parce que, même s'il ne portait pas sur l’immigration, il y avait beaucoup de fils d’immigrants dans le film. C’était un film très sombre, chargé contre le système social, et j’avais l’impression de ne montrer qu’une face d’un certain type de population. C'est pourquoi j'ai voulu faire la face B de ce film, montrer l’autre facette, pas la facette politique par rapport au système, mais la facette plus humaine. Les discours que l'on tient par rapport aux immigrés, sont doubles : soit, c'est le discours de l’extrême droite qui consiste à dire qu’il y en a trop, soit celui plus progressiste et bien pensant qui consiste à dire : "Ah ces pauvres gens, il faut les accueillir, parce qu’il faut avoir pitié d’eux etc".
Mais ce n’est pas une question de pitié ! On a besoin d’eux parce qu'ils sont une richesse. D’une certaine manière, on fait évoluer une société non pas par son centre, mais par ses marges, et les marges sont faites par des gens qui viennent d’ailleurs avec une autre personnalité, un autre regard sur le monde.
Je pense que les difficultés viennent du fait que les gens qui ont émigré ont une faiblesse à la base : ils n’ont pas de réseaux de connaissances, ajoutons à cela qu'ils ne maîtrisent pas la langue au départ. Parfois, ils doivent tout apprendre du monde dans lequel ils arrivent. Ils ont un handicap à combler, et pour cela ils doivent dégager encore plus d’énergie, plus de compétences, plus d’intelligence et de forces pour pouvoir s’en sortir. Je pense que la question est essentiellement sociale.
Lucia, la femme Bolivienne que j'ai rencontrée pour le film, repasse le linge d'une famille qui n'est pas la sienne, alors qu’elle était chef d’entreprise et qu’elle vivait très bien avec ses enfants en Bolivie. Si elle fait ce travail vraiment sous payé et souvent mal considéré en Espagne, c’est parce que des facteurs politiques et économiques ont fait qu’en Bolivie, aujourd’hui, la moitié de la population est obligée de partir. Même en travaillant à temps plein, ils ne peuvent plus se nourrir.
De même, dans certains pays d’Europe de l’Est, quand vous gagnez 100 ou 150 euros par mois et que ça ne vous suffit même pas pour payer votre alimentation de base, je pense que la question est essentiellement politique et non sociale.
Mais dans ce film, je n’ai pas voulu, comme dans La Raison du plus fort, filmer des gens à un moment où ils sont écrasés par le système. J’avais envie de filmer des gens debout, même s'ils sont en souffrance. Quand on est obligé d’aller tout seul au bout du monde, d'abandonner sa famille, ses enfants, on est en souffrance.
C. : Comment s'établit ton contrat de documentariste avec les personnes que tu filmes ?
P. J. : De la même façon que pour un photographe et son sujet. Ensemble, ils décident de l’endroit où le sujet va se placer, s'il sera assis, debout, nu ou habillé. Je ne vois pas pourquoi ce serait différent quand on fait du 24 ou 25 images par seconde ! En général, je suis très clair sur ce que je viens chercher et sur ce que j’ai envie de dire. Il m’arrive de montrer mes films précédents, je leur dis très clairement ce que je vais filmer, ce qui m’intéresse chez eux. Je ne leur mens pas. Je sais que je vais à l’encontre d’une des écoles bien connue du documentaire belge qui a sévi longtemps à la télévision et dont le mot d’ordre était l’inverse : utiliser les gens et, à la limite, se moquer d’eux, les traiter en dérision. Moi, ça ne m’intéresse pas, ça me choque.
C. : Combien de temps as-tu pris pour chaque rencontre ?
P. J. : C'est une question évidemment liée à la forme. Bien entendu, cela demande du temps de mettre les personnes en confiance, de choisir les plans, les plans de coupe, etc. Par exemple, la séquence des parapluies en Espagne a demandé quasiment une journée de travail ! Observer, attendre, être au bon endroit, prendre le bon axe... Pendant ce temps-là, on ne fait rien d’autre et une journée y passe. Pour se permettre de faire ça, il faut avoir des moyens. C’est vrai qu'aujourd’hui il y a de plus en plus de films qui se font avec des moyens très réduits et les réalisateurs, même s’ils le voulaient, ne pourraient pas se permettre de faire ça. J’aime bien les films où on se déplace, les voyages. J’aime bien les films où on ne s’attarde pas sur un personnage, mais où on passe d’une personnalité à l’autre.
P. J. : L’idée m’est venue en me promenant un jour à Berlin. J’étais fasciné par cette ligne par terre, la ligne du mur. Les gens passent dessus, de gauche à droite, de droite à gauche. Les gens oublient que, jusqu’en 1989, il y avait une vraie séparation, plus qu’une clôture. C’était peu de temps après les événements de Ceuta, en 2005, où des dizaines d'Africains ont perdu la vie en tentant de passer le mur qui sépare le Maroc du territoire espagnol. Je me suis dit que, peut-être, un jour, si je vis assez vieux, je pourrai aller à Ceuta et qu'il y aura une ligne par terre, des touristes. On pourra alors passer au-dessus, se dire : c’est l'endroit où se trouvait la clôture. De là l’idée de faire le lien avec le mur de Berlin qui n’est pas du tout un lien politique, mais qui est un lien qui consiste à montrer le côté absurde des frontières.