On se souvient tous de cette scène devenue mythique des Temps modernes où Charlie Chaplin, à force de serrer des boulons, pétait joyeusement un plomb, se faisait avaler par les rouages de la machine et se mettait à danser en détraquant entièrement l’énorme usine. Dans Opus, le pétage de plomb n’est pas loin non plus, mais la danse n’est plus celle de la folie qui s’empare des corps soumis aux cadences délirantes mais plutôt celle des machines vouées lentement à remplacer les hommes.
Pauline Pastry est allée filmer son père et ses camarades en dehors de leur usine. Dans des paysages sublimes, entre minéralité et abandon, elle filme ces trois hommes dans une drôle de danse, faite de gestes répétitifs qu’elle met en regard, à travers tout un travail de split-screens particulièrement étudié, avec une seule et même machine, occupée à refaire incessamment les mêmes mouvements. Et tandis que d’un côté, la machine ne sort pas de ses rails, de l’autre, les hommes, tout occupés qu’ils soient à imiter ses mouvements, finissent tout simplement par danser. Qui remplacera qui ? À quoi servent les hommes dans les usines ultra-mécanisées ? Quels sont leurs rôles, leurs tâches et quel est le sens de leur travail désormais ? Les plans sont fixes à l’écran tandis que la conversation entre les trois hommes hors-champs accumulent doutes, questions, hésitations…
Evidemment, le film de Pauline Pastry pose de nombreuses questions sur cette sorte de rivalité entre l’homme et la machine en mettant leur geste et leur usage en comparaison. Mais il a la grâce de suspendre les réponses. La bande-son, sourde et répétitive, semble provenir des machines elles-mêmes et engendrer la danse. Les grands plans d’ensemble de l’usine mis en regard avec des paysages presque sauvages construisent le même sublime à l’écran. D’un côté comme de l’autre, quelque chose échappe à la rationalité, que les chiffres qui défilent sur les écrans, pour calibrer les gestes de la machine à partir de ceux de l’humain, n’arrivent pas à rattraper. Dans ce face-à-face, où la machine rouille et tombe en ruine, à l’abandon, l’homme, bien qu’il soit peu de choses, arrive, de par sa grâce et ses fragilités, à trouver quand même sa place et son décor. Voué à disparaître, il n’a pas encore dit son dernier mot - ou plutôt ses derniers gestes.