Ce que Schindler oubliait, c’est que, plutôt que d’avoir sauvé la vie d’un simple quota de personnes, il a, avant tout, épargné des milliers d’individus. Chacun de ces individus avait un nom. Une identité, un visage, une famille, des amis, des émotions.
Au début de l’Occupation, les secrétaires généraux belges vont d’abord pratiquer la politique « du moindre mal ». On se résigne. Les juifs belges ont peur d’être assimilé aux juifs étrangers réfugiés chez nous. Beaucoup d’entre eux ne parlent que le yiddish.
Le "modus operandi" de l’occupant, le plan machiavélique d’Hitler, va donc commencer à s’appliquer en plusieurs temps et plusieurs étapes-clé. La répression envers les juifs sera graduelle et minutieusement planifiée.
D’abord, l’occupant va DIABOLISER le peuple juif, le désigner comme responsable de la guerre et ainsi travailler l’opinion publique. Les films de propagandes anti-juifs se propagent, ridicules et caricaturaux au possible : « Sa religion oblige le juif au mensonge et à l’usure ! ». Mais ça marche... La population, et même Léopold III en personne, se persuadent, petit à petit, que « le venin juif » est responsable de leurs ennuis. Édifiant ! Et pourtant, ce n’est que le début !
L’occupant va donc PILLER et HUMILIER son ennemi et « désenjuiver » l’économie belge, en particulier l’industrie diamantaire. Au sein de la population belge règne surtout l’indifférence. C’est l’époque du « chacun pour soi » où l’on essaie, avant tout, de sauver sa peau et celle de sa famille. Souvent pour le malheur des autres. C’est en semant sur le pays cette indifférence pire que la haine que la mécanique bien huilée des Nazis s’avère particulièrement diabolique et efficace. L’administration belge n’est pas aveugle, elle ne veut pas voir ! Et sans trop de difficultés, se laisse convaincre en baissant les yeux… En temps de guerre, la lâcheté est le pire fléau. Et les conséquences, comme le film le démontre avec mille exemples tous plus douloureux les uns que les autres, seront désastreuses.
Quand tout un peuple est soumis à un couvre-feu et à l’infamante étoile jaune, difficile d’entrevoir l’espoir. Surtout quand de nombreux commerces et lieux publics sont «interdits aux chiens et aux juifs. »
Il n’existe aucune image des rafles effectuées en Belgique entre 1942 et 1944. Par censure ? Ces images ont-elles été détruites ? Ces rafles supervisées par les Allemands ont en effet souvent été effectuées par des policiers belges. À Anvers par exemple. Ou à Bruxelles où une « chasse au juif » fut organisée près de la Gare du Midi. Ces collaborateurs nombreux agissaient-ils par conviction, par lâcheté ? Pour survivre ? Tout ça à la fois ? Quand on pense qu’il suffit de retourner deux générations en arrière pour trouver les réponses… Modus Operandi fait froid dans le dos : comment nos grands parents ont-ils réagi à l’époque ? Leur survie s’est-elle faite au détriment de dizaines de vies juives ? Est-il possible que NOTRE existence se soit faite par le sacrifice de dizaines de personnes ? Ce sont les questions auxquelles le spectateur sera confronté pendant le film.
Mais en temps de guerre, il arrive parfois que l’héroïsme pointe le bout de son nez, comme dans le cas de Robert Mestriau qui, à l’aide de deux copains, bloque les rails d’un convoi en partance pour Auschwitz et réussit à libérer 17 personnes. Comme ces femmes qui emmènent les enfants des familles juives pour les cacher dans des familles d’accueil. Comme le C.J.D., le Comité de Défense des Juifs, un mouvement de résistance civile. Admirable… Et même si c’est tellement peu face à l’enfer que vivent les juifs de l’Europe toute entière, face aux milliers de morts, d’humiliations, de séparations, de tortures et d’assassinats perpétrés en toute impunité, c’est déjà beaucoup ! Car une âme sauvée, c’est énorme.
Monté comme un film au suspense insoutenable dont nous connaissons pourtant l’issue, Modus Operandi fascine par la richesse des documents d’époque qu’il dévoile, fruit d’un long mais fructueux travail de recherche en documentation : photos, films et documents divers… Modus Operandi ne cesse de choquer en nous rappelant sans cesse, preuves à l‘appui, que l’âme humaine, en temps de guerre, se liquéfie, que le nihilisme, la lâcheté, la bêtise et la haine ne sont jamais bien loin, attendent de sortir, tapis dans un coin dès que la situation devient difficile. Modus Operandi effraie surtout à l’idée que tout ça pourrait recommencer à la moindre occasion si nous ne sommes pas vigilants. Pire que la haine et la violence, l’indifférence est la principale responsable de milliers de destins brisés sur le sol des chambres à gaz.
Dur à encaisser. Mais malgré tout, Modus Operandi touche aussi par les portraits de ces personnes dont les familles ont été décimées. Des personnes marquées à jamais au fer rouge, mais qui jamais ne font preuve de haine. Des personnes aujourd’hui âgées, qu’on a envie d’aimer, toujours dignes face à l’évocation de leur tragédie. Comme ce vieil homme en possession d’une photo où figurent sa femme et ses trois enfants, Herman, Isaac et Andries, morts à Auschwitz. Une photo qu’il n’a jamais osé regarder depuis… Comme cette femme qui culpabilisera jusqu’à la fin de ses jours de s’être échappée d’un convoi en étant obligée de laisser son père mourant à l’intérieur… Une poignée parmi tant d’autres ! Leurs témoignages sont des documents précieux.
Modus Operandi, plus modeste mais animé des mêmes intentions que ses grands frères que sont Shoah, de Claude Lanzmann, Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, La Liste de Schindler et bien d’autres encore, est un film qui doit être montré dans les écoles. Mais pas seulement. Ce film doit être vu par tous ceux qui ont peur de le voir. Par ceux qui pensent encore qu’une race est supérieure à une autre. Montrons-le à ces petits cons de néo-nazis, aux racistes et nationalistes en tout genre… Montrons-le à nos enfants, à nos grands-parents… Un tel travail de mémoire se doit d’être partagé avec le plus grand nombre.
Dénoncer est une chose. Se rappeler pour ne jamais oublier, pour apprendre les leçons de l’holocauste en est une autre. Hugues Lanneau combine les deux dans un documentaire dont on sort tour à tour lessivé, ému, pas fier… C’est une bonne chose que Modus Operandi existe.
Et que séparer un enfant de sa mère pour des raisons aussi stupides que l’appartenance à une race, que cet enfant soit juif, Allemand, Belge, Rwandais, noir, jaune, bleu, handicapé, homosexuel, de la planète Mars ou d’ailleurs, est un acte particulièrement dégueulasse, métaphore la plus parlante de l’ignominie dont l’être humain est (parfois) capable.
Lire la rencontre avec Hugues Lanneau
Narration de Marthe Keller.