Des images d’archives témoignent de cette guerre atroce qui avait pour but de ramener les Vietnamiens à l’âge de la pierre. Mais ce sont les témoignages filmés, aujourd’hui, avec pudeur et émotion, par Jean-Marc Turine qui nous révèlent les souffrances physiques et morales des victimes de la dioxine, à travers plusieurs générations. On ne peut les regarder sans éprouver un sentiment de tristesse et d’ indignation. Un poème traduit celui-ci : « Liên, petite fille jaune de Me Linh, broyée par l’agent orange, tu provoques le vertige par ton incapacité à nous rejoindre dans la vie. Nous ne partageons rien, aucune songerie, aucune effusion de sentiments, tu es inachevée. » Les récits de parents se succèdent et se ressemblent. Les pères ont été contaminés lors de leur service militaire, Les enfants nés après la guerre et jusqu’à aujourd’hui souffrent d’un même empoisonnement du sang qui provoque dégénérescence et paralysies. Il s’agit de familles pauvres qui ne survivent qu’à grand peine. Depuis quelques années, elles reçoivent une petite indemnité de l’état vietnamien. Des associations de victimes de la dioxine ont été créées avec l’aide de vétérans américains.
« Des vétérans américains reviennent dans ton pays, poursuit le poème. Ils boivent du thé ou de l’alcool de riz avec le père ou la mère d’un enfant comme toi, Liên. Ils vous regardent dans vos chaises roulantes, abîmées, rafistolées. Ils vous regardent, endormis ou gesticulants sur vos bat-flancs, sur une natte, silencieux ou criards. Ils vous regardent, incrédules. Une question lancinante leur tord les tripes. Comment cette barbarie a-t-elle été possible? Quelques - uns restent avec vous. »
Le film de Jean-Marc Turine trace un portrait extrêmement sensible et empathique des parents et de leurs enfants. Il nous en montre la dignité, la tendresse, la beauté aussi, par-delà l’indignation et la résignation. Les témoignages sont empreints d’une simplicité qui confère à chaque parole, à chaque geste, une grande humanité. Le sourire de Mé Linh que célèbre le poème, le courage que manifeste un jeune homme de taille minuscule exerçant le métier d’éducateur, demeurent gravés dans notre souvenir. Il a envisagé plusieurs fois le suicide, mais, dit-il, « je pensais à mes parents qui m’avaient donné la vie et qui ne m’ont jamais abandonné. Il me fallait continuer à vivre pour mes parents. »
Ce documentaire engagé pose les questions essentielles. Comment rendre compte de la souffrance d’un peuple qui subit depuis si longtemps les séquelles d’un conflit dont il fut la victime innocente. Il s’agit pour se faire entendre de réinventer sans cesse l’approche de réalités occultées, livrées à l’oubli. La souffrance est incommunicable si elle ne concerne pas nos proches. Le cinéaste trouve les moyens de nous la montrer dans sa réalité d’aujourd’hui. Le risque existait de sombrer dans une approche des corps en souffrance, monstrueux parfois, qui empêche la réflexion, l’aveugle même. Mais le recours au poème, notamment, exprime un rapport d’intimité, un regard dont la tendresse adoucit la cruauté objective. La présence d’une équipe vietnamienne, sur le tournage, contribue, sans aucun doute, à la valeur et à la sincérité du témoignage, au respect des personnes, à l’éthique du cinéaste.
Kenzaburô Ôé écrit, dans l’épilogue de ses « Notes de Hiroshima », « A Hiroshima, je crois avoir trouvé les clés pour réfléchir de façon concrète à ce qu’est l’authenticité de l’homme. Et c’est également là que j’ai pu voir l’imposture la plus intolérable commise par l’être humain. Mais tout ce que j’en ai vaguement discerné n’est que la part infime, affleurant en surface, d’une chose absolument monstrueuse, encore tapie dans les ténèbres. » Ses visites dans la ville martyr, effectuées de 1960 à 1965, coïncident avec la guerre du Vietnam. Comment ne pas se souvenir de son témoignage, pourquoi n’existe-t-il pas aujourd’hui un Livre noir sur les dommages causés au Vietnam par l’Agent orange ? Le documentaire de Jean-Marc Turine en écrirait les premières pages, le premier réquisitoire.