Car Martin, cet enfant de onze ans découvert par son maître d’école caché dans l’obscurité à la veille des vacances, affichant l’étrange volonté de redoubler et jetant son cartable dans la rivière vit au cœur d’une réalité chaotique. Dans l’interdiction de voir sa mère, cloîtrée volontaire dans une chambre à l’étage, en proie à une profonde dépression et aux fantômes de la folie, l’enfant encaisse apparemment sans broncher des problématiques psychologiquement ultra-violentes situées bien au-delà de son entendement. De ce scénario périlleux par sa concentration de désespoirs contemporains et brûlant les mains des décideurs des télévisions plus enclins à préacheter des comédies de prime-time, Laurent Achard a pourtant réussi le tour de force de créer une œuvre extrêmement subtile. Perçu uniquement par le point de vue d’un enfant interprété par un Julien Cochelin aussi émouvant qu’expressivement insondable, le récit se tisse par petites touches sur un rythme calme, entrecoupé d’éclats fulgurants.
Et il ne trouve pas non plus de réconfort du côté d’un père effacé et dépassé par les événements, d’une grand-mère concentrée sur la question de la survie économique (vendre la ferme), ni même d’un grand frère affectueux mais en pleine crise existentielle (partir ou non ?) et sentimentale (sur fond d’homosexualité dans le monde rural). Et tout ira de mal en pis jusqu’à l’issue fatidique de ce voyage dans la détresse. Le rideau noir est tombé.
Abordant très rarement les personnages et les actions de manière frontale, et utilisant avec une rare intelligence le hors-champ et le son (notamment pour accentuer l’envahissante présence de la mère quasi invisible – incarnée par une très impressionnante Dominique Reymond), le réalisateur réussit à instaurer un climat prenant d’étrangeté et d’inquiétude. Et cette exceptionnelle maîtrise de la mise en scène qui maintient le spectateur dans l’incertitude concernant les motivations et les intentions exactes des protagonistes permet au cinéaste de s’aventurer très en profondeur dans les zones sensibles et complexes de l’humain. A la fois portrait quasi chirurgical réaliste d’une France profonde abandonnée à elle-même et œuvre de répertoire dans la lignée des tragédies grecques et des jeux shakespeariens, Le Dernier des fous offre une grille de lecture à entrées multiples nourrie par de discrètes métaphores.
Mais ce constat âpre des carences affectives destructrices d’une micro-société désaxée et sous pression économique transmettant des modèles déstructurants à une génération totalement privée de repères, se présente surtout comme une épure cinématographique d’une grande puissance à travers son apparente simplicité.
Long métrage sans concession sur l’âme humaine mais refusant méthodiquement de tirer les grosses ficelles des explications psychologiques et sociologiques, Le Dernier des fous confirme l’indiscutable talent d’un cinéaste s’inscrivant dans la lignée des grands auteurs de l’art cinématographique. Une denrée assez rare au temps du formatage des sujets et des styles, et au final un film brillant et fortement dérangeant, existant grâce à un duo composé du cinéaste Robert Guédiguian et de Dominique Barneaud, deux représentants d'Agat Films & Cie, défenseurs acharnés d’un cinéma d’auteurs de plus en plus difficile à produire.La qualité des comédiens et de la direction d’acteurs exercent une saisissante influence sur l’impact du film avec une mention spéciale à Pascal Cervo dans le rôle, sur le fil du rasoir, du grand frère et à Fettouma Bouamari dans celui de la bonne, seul personnage solaire de cet univers crépusculaire. Un ensemble qui a déjà valu au film le Prix Jean Vigo et le prix de la mise en scène à Locarno.
Le Dernier des fous, une coproduction belge des Films du Fleuves.
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Fabien Lemercier