Dans la banlieue de Lyon, dans le soir de l'hiver, quelques potes glandouillent tranquillement sur les marches de leur immeuble.La nuit devant eux est soudain trouée par la course d'un jeune homme poursuivi par un molosse.Le temps de percuter, les quatre jeunes hommes prennent la course au vol. S'ensuit une séquence époustouflante, rapide et ultra découpée, où tout se poursuit et s'emmêle sur l'asphalte : pieds, corps, jambes, pattes. Les rôles un moment s'inversent, le chien est chassé, jusqu'à la bataille finale de l'homme et l'animal. Mais d'un seul coup, l'immobilité juste avant l'éclair. Champ : le jeune homme fait face, debout, lève la main, tente de retenir un geste. Contrechamp : un policier armé le vise. À peine le temps de crier : la balle est partie. À cette chasse « première » qui vient donner le ton, comme un sous-texte, un inconscient qui l'agite, tout le film va venir s'opposer.
Dès que la caméra se rapproche des visages et des corps, elle laisse souvent la profondeur de champ en rade, dans une sorte d'arrière-plan flou, indiscernable et flottant. Cette même focale qui rajuste les distances entre les êtres à l'écran, qui crée les couples et les groupes, vient aussi flouter le monde. Derrière les visages, l'espace tremble, grouille, gronde un peu. Sans jamais s'y appesantir, la laissant toujours à la lisière du visible ou dans les trous d'une éclipse, Nabil Ben Yadir fait traîner la violence hors champ, dans quelques visages aperçus, le dos lacéré d'une jeune fille, les menaces qui courent, l'actualité qui rattrape les marcheurs (l'assassinat d'un enfant de dix ans d'une balle dans le dos, le lynchage d'un jeune homme dans un train par quelques légionnaires). Cette violence, presque « sans visage », c'est un climat qu'il plante dès le générique qui suit cette première séquence. À partir d'images d'archives de l'époque, des « Une » de quotidiens, des reportages télé du 20 heures, de publicité : une plongée dans cette France du début des années 80, où les crimes racistes se multiplient, loin d'être aussi douce que la chanson de Trenet le serine à l'écran, bien ironiquement. Pour ces jeunes gens qui se refusent à plus de violence, la marche s'impose comme le moyen de sortir de la forêt qui cache, d'affirmer le pas pour ne plus détaler comme des lapins, de faire face au fusil (scène terrifiante en pleine campagne du duel entre le groupe de marcheur et une bagnole de clampins du coin, racistes, teigneux et armés). L'enjeu est celui d'une image à éclairer, à renverser. C'est le cheminement d'une présence qui s'affirme et s'offre au regard que les marcheurs empruntent dans une société qui souhaite sinon les éliminer, sinon les ignorer, tout du moins qu'ils restent planqués. Depuis les portes de ce palier d'un HLM, en pleine nuit, jusqu'à celles de l'Elysée, au grand jour, de petits chemins en grandes places, de petites galères en gros problèmes.
Avec beaucoup d'humour et un vrai sens de la vanne qui claque, caméra souvent portée près des corps et des visages, La marche nous embarque dans le voyage, nous immerge dans le groupe en train de se constituer, nous plonge dans les questions, les doutes, les inquiétudes qui traversent chacun, les tensions qui déchirent cette dizaine de personnages. Rapidement croqués et fortement caractérisés, les dix marcheurs ne sont pas pour autant caricaturaux. L'intelligence du casting est aussi là, offrir à chacun un rôle qui lui colle à la peau et lui ressemble : la joie tonitruante d'Olivier Gourmet, le râleur tendre Nahon, l'enflammée rageuse Lubna Azabal, le trublion Djamel... Et le scénario bien ficelé rebondit de péripéties en péripéties, feuilletant vite des questions politiques qu'il laisse un peu en plan en les posant rapidement (la violence, la représentation, etc.) C'est que les enjeux du film ne sont pas théoriques, mais qu'ils se creusent dans ceux, intimes, des individus. Peu à peu, la marche s'avère, pour chacun des marcheurs, le lieu de son émancipation. Le face-à-face se décale : en faisant glisser « l'ennemi » dans le flou de la profondeur de champ, en survolant d'autres contrechamps plus généreux (ces hôtes enthousiastes dans chaque ville), La marche fait surtout glisser la question politique des droits et de la reconnaissance vers celle, plus profonde, de l'autonomie et de l'affirmation de soi. Dans, pour, et à travers le groupe, là où du commun s'élabore, où un collectif se choisit comme tel. À partir de là, le film avance sur un ton plus épique, vibrant, brassant de multiples moments qu'il monte en rythme jusqu'à l'apothéose de cette arrivée à Paris. Grand plan d'ensemble, travelling majestueux, large séquence, montage alterné ou superpositions, le film quitte les individus et le groupe pour monter en puissance. Largement saupoudré de musique, il vient employer quelques recettes des grands films populaires américains, parfois un brin cucul. Mais le film suit le rythme de son récit : il s'ouvre, il s'agrandit au fur et à mesure qu'il progresse, il s'impose peu à peu, en impose de plus en plus, s'exalte, et réussit à transformer l'aventure difficile de quelques-uns en un film populaire, épique et optimiste qui remet le politique là où il se construit : entre nos mains.