La nouvelle de Louise Lemoine Torrès qui sert de base à l'adaptation de William Henne est plutôt radicale Elle nous transporte dans un futur proche où l’être humain n’a d’autre raison d’être que sa capacité de production. D’ailleurs, pour plus d’efficacité, les femmes ont été supprimées. Sans doute parce que, quand ils les voient, les hommes pensent à autre chose qu’à s’atteler à la machine. Mais, même quand on travaille sans arrêt, il faut bien, comme le disait Jacques Brel, que le corps exulte. Les bons ouvriers peuvent donc se rendre de temps en temps dans des « maisons » où sont conservés des « ventres », des moignons de corps de femme, sans bras, sans jambes, sans têtes, juste sexe, ventre et seins, défouloirs hygiéniques et reproductifs. Et encore, prend-on bien soin qu’aucun rapport émotionnel ne puisse se faire jour entre le ventre et son fécondateur. Jusqu’à ce que (et heureusement) la machine dérape.
Pour évoquer le caractère froidement dépersonnalisé de la société qu’il dépeint, William Henne adopte un dessin « ligne claire » tout aussi clinique. Les décors sont géométriques, répétitifs, les visages où plus aucune émotion ne vient se peindre, sont à peine évoqués sauf, justement, quand l’émotion reprend le dessus, restituant aux êtres leur humanité. L’environnement, les costumes, les apparences nous sont familiers, comme si tout cela se passait juste à côté de chez nous. Les auteurs prennent grand soin de ne pas trop nous dépayser pour nous questionner sur nos propres fonctionnements, nos propres dérives sociales. Et si cette société d’insectes n’était finalement qu’un reflet de la nôtre, poussée au bout de sa logique ? Le plus terrible n’étant pas de voir des fantômes d’hommes sans âmes, réduits à des machines de production, mais bien cette vision de ces bustes féminins génétiquement créés pour leur pure fonction reproductrice, dispensateurs d’un plaisir purement mécanique. Le résultat révulse nombre de spectateurs et surtout de spectatrices, mais peut-être est-ce parce que les questions posées sont des plus actuelles, justement, et viennent nous chercher là où cela fait mal… Quand on nous demande d’être disponibles pour notre travail à toute heure, en tous lieux, à tout âge, quelle place reste-t-il pour nos émotions, nos envies, nos rêves ? Quand la sexualité est de plus en plus oubliée ou contaminée par une pornographie elle aussi mécanique, quel regard portons-nous sur l’autre sexe ? Sur la famille ? Sur les enfants ?
Le scénario de Louise Lemoine Torrès est diablement retors, et vient nous fouailler au plus sensible de notre être. Et William Henne a su trouver l’art et la manière de le mettre en forme avec toute la puissance évocatrice de l’image pour en faire un film fort, dérangeant, et qui brûle de l’urgence de se poser les bonnes questions sur ce qu’on est en train de faire de nous, et sur notre part dans cette grande manipulation.