Le film s’ouvre sur un paysage désolé au bout du monde. On est à la frontière russo-mongole. En 2002, Jean-Jacques Rousseau y situait l’action d’Irkutz 88, alias Le goulag de la terreur. Dans une yourte perdue au milieu de la steppe, un téléviseur crachotant diffuse le JT soviétique. On y apprend qu’à Charleroi (Belgique), la révolte gronde dans une usine dirigée par le "camarade" Vladimir Karminsky. Peu confiants dans la police belge, les maîtres de l’usine font intervenir les troupes russes de la peu sympathique colonelle Katouchka Vornof pour mâter la révolte. Abandonnant la TV, le plan suivant nous transporte directement dans l’usine, au cœur de l’action.
C’est Noël Godin, facétieux comparse, qui se prête à nouveau à ce personnage qu’il personnifia déjà dans Irkutz 88 (notamment). Il incarne avec saveur une sorte de Néron en blouse blanche, doucereux et terrible, dont le sur jeu outrancier n’a d’égal que la folie qu’il installe autour de lui. Car très vite, une fois la révolte des ouvriers mâtée dans le sang et la torture, les luttes de pouvoir entre bolcheviques et nazis pour le contrôle de la bombe vont faire rage. Et celle-ci prête, faudra-t-il ou non la lancer sur l’Amérique ? Même Yaboutich hésite devant l’ampleur des conséquences, mais trop tard. Une fois lancé, l’engin reviendra exploser sur Charleroi.
Le lancer de la bombe constitue en quelque sorte une charnière. Jusqu’ici monocorde, concentré des thèmes récurrents du cinéaste, le ton du film se module. Le moment avant l’explosion permet à Rousseau de glisser quelques scènes fatalistes, oscillant entre le grotesque le plus débridé (la scène des toilettes) et une certaine forme de pathos (la scène des toilettes), sans qu’il soit souvent possible de distinguer l’un de l’autre. Ensuite, c’est l’après apocalypse et ici aussi, Rousseau réussit à faire naître des sentiments contradictoires sans qu’il soit toujours possible de distinguer où s’arrête l’empathie et où commence le rire. Car cet hôpital de campagne où les blessés sont soignés de façon loufoque par le docteur Loiseau (avec amputations à la scie braquet, membres qui volent dans tous les sens dans le champ de la caméra…) et cette colonne de réfugiés anarchique et bordélique que tente de mener ce même Docteur Loiseau sont certes traités dans la caricature, mais évoquent également d’autres images que nous avons tous en tête. Ces scènes ne peuvent manquer de provoquer chez le spectateur un retour d’émotion.
Davantage écrit que les autres films du cinéaste, réalisé avec plus de moyens (si peu, mais quand même, quelques subventions et une aide de La Parti Productions ayant permis de finir le film. Voir à ce sujet l’interview de Jean-Jacques Rousseau, Noël Godin et Frédérique Rousseau dans ce numéro), Karminsky Grad ratisse également plus large. On l’a dit, de nombreux thèmes de la société d’aujourd’hui sont évoqués par la bande. Reste que le plus important n’est pas là. Il est dans cette folie collective qui pousse des hommes et des femmes (près de 250 dans ce film) à se lancer en compagnie de Jean-Jacques Rousseau dans cette aventure à l’atmosphère sans équivalent, et à donner vie dans les conditions les plus folles (de confort, de température, de sécurité,…) à cet objet filmique improbable et unique. Il est dans cet expressionnisme des gueules, souvent mises en valeur par des éclairages rasants, dans ces atmosphères à la limite de l’onirisme, soigneusement composées de bouts de ficelles avec une ingéniosité sans limites. Il est enfin dans le plaisir communicatif de tout ce petit monde de donner vie à « leur » film (pardon Jean-Jacques, si ces films sont les vôtres, ils sont aussi les leurs). Oubliez tout ce que vous avez ingurgité sur ce qu’est le cinéma et comment on le fait, et laissez-vous emporter, si vous en êtes capables, par cette atmosphère de folie collective. Karminsky Grad deviendra alors une expérience digne d’être vécue.