« Hellhole ». Ainsi le Président des Etats-Unis avait-il qualifié Bruxelles lors d’un entretien télévisé après les attentats. « Hellhole », entre « l’enfer » et « le trou à rats ». Sans doute, y-a-t-il un peu d’humour dans ce titre. Peut-être un clin d’oeil. Mais le film est si sérieux, que la tentation est grande de le prendre au pied de la lettre. Mis à part que l’enfer ici n’aurait rien à voir avec les élucubrations imagées d’un bonimenteur bravache. L’enfer, ce serait ce qu’il reste des attentats dans la vie des êtres. Et cela ressemble plutôt à un purgatoire. Rien de spectaculaire dans le film de Bas Devos. Pas d’explosion, pas de cris, pas d’horreur ni de larmes. Il n’y a que les parcours errants et solitaires, évanescents à force de déréalisation, de trois personnages dans la ville. Chacun d’entre eux, silencieusement, doit faire avec son histoire, ses douleurs, ses êtres aimés. Il y a un jeune homme empêtré dans des conflits de loyauté, une jeune femme traductrice qui perd le fil et un homme qui soigne les autres et s’inquiète de son fils parti loin faire la guerre. C’est à peine s’ils se connaissent. Le dernier, médecin, s’occupe des maux de tête du premier. Il reçoit la troisième en consultation. Hors-champ, à chaque fois. Le plan ne les réunira pas à l’écran.
Le film s’ouvre sur un pan de ciel bleu qui, à plusieurs reprises, viendra en scander la matière, tout comme les bruits lointains du métro, contrepoint sonore qui ressurgit sans cesse. Inscrit sur fond d’une histoire récente zébrée d’explosions et de terreur, ce brouhaha anodin est tendu de menaces, pensant de douleurs. C’est le fond latent d’angoisse sur lequel tout se joue. Quand du noir des premiers instants du film surgit le titre, il vient s’inscrire sur ce plan du ciel. Mais pas de lettre O dans le titre. Le trou en question est bien là. Et c’est ce trou que tout le film va venir s’employer non pas à raconter, non pas à boucher, à faire éprouver. Cousues à une narration qui se construit en pointillé, ces scansions visuelles et sonores construisent une esthétique de la hachure. Entre les ellipses narratives, les parcours flottent dans une ville qui se donne par bloc, toile coupée sur ses bords, réalité désormais morcelée. Pas non plus d’histoire à proprement parler dans Hellhole. Des flottements, des gestes, des hésitations, à peine quelques péripéties, souvent filmées de loin... Les personnages évoluent sur des perspectives floues ou bouchées, immergés dans des temporalités bloquées, comme des poissons condamnés aux allers et retours de l’aquarium.
Servi par la superbe photographie de Nikolas Karaktsanis, le film se déploie avec majesté et sans émoi, entre de longs plans fixes, des cadrages tirés au cordeau et de lents mouvements de caméra. Construit à partir de séquences souvent solaires isolées les unes des autres, ou d’images qui se dévoilent à tâtons dans la nuit du non-sens, le cinéma de Bas Devos rappelle encore celui de Mickaël Haneke, cet art de l’observation détachée et clinique, cette froide et indifférente maîtrise du chaos.
Mais quelques gestes, quelques débuts de battements de cœur semblent reprendre sourdement un fil ténu. Pas vraiment de l’espoir. Juste le courage humble d’exister. Et peut-être est-ce bien cela, le purgatoire, le trou à rats en question, cet éclatement du temps et de l’histoire en morceaux qu’aucun sens n’habite plus et qu’il faut pourtant continuer de traverser. De ce travail de fourmi, seul le cinéma pouvait rendre compte, qui vient faire couture dans ce tissu humain déchiré d’absence et de mort.