Il y a d’abord un long plan fixe d’un intérieur tout à fait banal par lequel entre la lumière du jour. Une sorte de nature morte, où le vent agite légèrement les rideaux. Une voix en off chuchote et en appelle au regard, à l’attention, au difficile métier d’exister chaque jour : « Nous remplissons cet espace avec nos vies, c’est un labeur acharné, c’est le travail le plus dur que je connaisse. » La nuit tombe, le plan s’obscurcit. Puis, le film s’ouvre sur quelques personnes qui rient ensemble autour d’une blague qu’on ne comprend pas bien, un moment de conversation attrapé au vol. Il s’agit d’une histoire de miracle… On n’en saura pas plus. Mais on rit beaucoup autour de la table, sans moquerie, avec tendresse et complicité. Comme toujours chez Bas Devos, tout se joue dès le départ, dans ces amorces en forme de programme et d’invitation. Et Ghost Tropic s’en va dérouler sa narration très épurée vers une aube que sa banalité même rend presque miraculeuse. Et qui laisse apaisé.
La femme qui rit le plus se nomme Khadija. Sa différence se figure dans le foulard qu’elle met sur ses cheveux. C’est elle que le film va suivre et ne plus quitter. Après cette nuit de travail qui s’achève, elle rentre chez elle dans la nuit désertée. Le plan fixe la saisit immobile sur la ville qui défile derrière la vitre du métro. Une ville aux couleurs contrastées, denses, sombres, jamais glauques pourtant. Sa tête doucement dodeline, ses paupières se ferment. Elle s’endort. Et se réveille au loin, perdue dans une partie de la ville qu’elle ne connaît pas. Il va falloir rentrer. Commence alors une longue odyssée nocturne semée de retards et de détours. Son chemin avance lentement à travers un monde peuplé d’étrangers, de petites gens, de travailleurs épuisés et de déshérités, au gré de furtives rencontres qui tissent petites solidarités ou discrètes inimitiés.
Pas un instant, la ville déserte et sombre n’est menaçante. Rien de spectaculaire dans Ghost Tropic. Tout repose sur cette attention minutieuse que le film réclamait dès le départ. Il avance de tableau en tableau, fait glisser les ombres en dehors de la nuit, multiplie les trouées lointaines de lumières. Il travaille ses contrastes par gamme de couleur, frôlant sans cesse la peinture, privilégiant dans la nuit les jaunes, les ocres, les oranges. Cette minutie, cette attention délicate fait basculer très doucement cette nuit qui n’en finit pas dans un flottement temporel un peu fantomatique où la ville s’étiole, se diffracte dans des espaces déréalisés. Et dans ce Bruxelles presque onirique, Khadija veille, modestement, sur ceux qu’elle croise, ceux qu’elle aime. Construit sur des ellipses et tissé sur une trame narrative très simple, le film dresse peu à peu le portrait d’une femme courageuse et droite, qui éclaire la nuit d’un peu de paix et d’espoir.
À travers son errance et son regard, surgit par petites touches le portrait d’une ville peuplée de mille nationalités, construite par les efforts de ce peuple discret et laborieux qui fait face à la nuit et l’éclaire doucement. C’est à ce dur métier d’exister et d’habiter les ombres, à ces hommes et ces femmes tout à fait communs et pourtant braves, que Ghost Tropic rend une sorte d’hommage. Parce que l’infime miracle est là, peut-être, dans cette ténacité qui permet de chaque jour s’éveiller et veiller, depuis sa place, inlassablement et délicatement, sur le monde qui nous entoure.