C'est un feu d'artifice liquide qui ouvre le film de la réalisatrice Chris Pellerin. Des taches colorées qui viennent éclairer une encre noire comme la nuit pendant que trois voix de femmes essaient de traduire en mot ce qui les habite, ici, dans leur réclusion. Une parole donnée comme un éclat de lumière, dans une obscurité qui traduit l'enfermement réel et intérieur. Et tout le film de tisser ainsi des images et des symboles pour mieux révéler ce qui se joue entre soi et soi, dans un quotidien cloîtré.
C'est ainsi que Chris Pellerin construit, dans Fort intérieur, la rencontre avec trois détenues : une rencontre voilée, prise de biais. De leurs noms, on ne sait rien, pas plus que de leurs visages (floutés, opaques, assombris) ou des faits qui les ont conduites-là. Car là n'est pas l'enjeu. Ce que l'on connaît d'elles, peu à peu, ce sont les lignes qu'elles tracent, les dessins qu'elles imaginent, les formes et les mots jetés sur le papier, sur les murs et à la caméra. D'une main parfois sûre, parfois hésitante, ces trois femmes emprisonnées se racontent par l’autoportrait : une tentative de se décrire qui possède bien des avantages puisqu'elle permet de se représenter, c’est-à-dire de faire passer l'intérieur à l'extérieur. En ce sens, l’autoportrait n'est pas seulement une représentation, mais joue comme une libération du soi intime ou d'une idée du soi.
Dans un univers où la perte de liberté se traduit par une violente dépossession, l'autoportrait est aussi ce qui permet de s'inventer, de créer une réinsertion symbolique et imaginaire ; une façon de tenir le coup. Enfin, il a ce dernier avantage de pouvoir être effacé, et par là, de se faire disparaître de l'endroit où l'on est retenu. A l'écran, une détenue, armée d'une éponge, essaie avec force de désintégrer les lignes tracées sur le mur comme si laisser ces traces qui la représentent revenait à retenir là un bout d'elle-même. Une autre barre d'une croix le dessin de son visage et inonde d'eau la peinture noire pour la (et se) dissoudre. Et c'est tout cela qu'explore la cinéaste, les facettes étranges, ambiguës, positives et négatives de l'auto représentation.
Par le son et l’image fixe, Fort intérieur – sobre, ténu, dépouillé – creuse à tous les niveaux la question-clé de la dépossession et la réappropriation de son propre corps, de sa propre image. Chris Pellerin offre une réaffirmation originale et sensible d’un « je » fragilisé et réussit à créer un espace d'échanges à l'écart des contraintes. Mieux, elle les contourne habilement pour tirer, de chaque portrait, des tableaux en mouvement d'une grande beauté, faits uniquement de noirs, de gris et de blancs. Et dans les longs silences de l'exécution de ces dessins, les bruits du « dehors » (voix, grilles, pas, sonnerie) viennent rappeler à chaque instant l'endroit où nous sommes et créent, en hors champ, non seulement le contexte, mais une histoire invisible en train de se jouer. Loin de vouloir lever le voile sur le mystère, la cinéaste laisse la prison être ce qu'elle est : un lieu invisible. L’origine et la finalité de ses images est de créer une réelle rencontre, et ce n'est pas seulement la situation concrète d'enfermement qui est ici montrée, mais bien l’enfermement dans lequel chacun, à un moment de sa vie, s'est confronté. Jamais jugeante, Chris Pellerin libère la parole et donne forme au récit secret de l’intime, qui reste, comme une énigme à déchiffrer.