Carmen Castillo : Depuis 1978, depuis mon premier livre Un jour d’octobre à Santiago, je tourne autour de la question de ce qu’est un héros. J’essaie de montrer que ce n’est pas vraiment quelque chose qu’on choisit. Il n’y a pas de décision héroïque. Le révolutionnaire aime la vie, la vie l’aime. Passer dans la clandestinité, ce n’est pas quelque chose qu’on décide, c’est quelque chose qu’on vit ! Les révolutionnaires sont des gens normaux. Mon obsession est de raconter qu’on n’était pas dans le culte de la mort, du sacrifice, de la logique du tortionnaire. La révolution, la résistance, ça se situe du côté de la vie.
C’est comme pour l’amour, l’amour, ça n’est pas utile ou inutile. L’acte libre de cet homme libre est fondateur pour un pays, une nation, au-delà d’une défaite, au-delà même de la mort. Les tortionnaires sont interchangeables, ils ne sont pas intéressants, alors que Manuel, Miguel sont des sujets à part entière, des hommes libres qui font des actes libres, mais pas à la lumière de ce qu’aujourd’hui le système marchand considère comme utile ou inutile.
Ça a été pour moi un long cheminement pour arriver à me poser la question de l’acte de résistance, de l’extraordinaire mystère et de l’intérêt qu’il y a pour un créateur de se poser la question du bien. Il m’a fallu du temps pour décortiquer tout ça.
C. C. : Poser la question du sens de la mémoire des vaincus, ça ne pouvait venir qu’aujourd’hui avec l’expérience que j’ai de la politique. Les habitants des quartiers populaires, qui sont ceux qui ont le plus souffert, qui se sont battus contre la dictature, n’ont eu aucune reconnaissance de la démocratie. Le clivage riche pauvre est accru par cette sensation que la transition démocratique n’a pas bâti un nouvel état dont ils font partie. Ça a été une construction dans la continuité, avec les discours et avec les vainqueurs. Le système ne fait rien pour universaliser cette mémoire. Elle ne se trouve nulle part, ni à l’école, ni dans des lieux de mémoire. Elle a été gardée comme un secret, comme un trésor, par le peuple. C’est ça que j’ai appris. Malgré l’amnésie imposée, la mémoire des vaincus est là, elle est toute leur fierté.
C. C : Ce film ne pouvait pas être nostalgique parce qu’il est fait au présent. Même si les jeunes n’apparaissent qu’à la fin du récit, c’est avec eux que j’ai travaillé pendant 5 ans pour faire ce film. Les anciens militants du MIR, mes amis, y sont incérés, ils sont également actifs dans le présent, dans les quartiers populaires. C’est à travers eux que j’ai rencontré les nouveaux collectifs. Tout ça a pris du temps. L’amitié et la confiance se sont créées petit à petit entre moi et ce pays, le Chili, le Chili invisible (celui que l’on voit lorsqu’on a traversé les murs faits par le système). Ces collectifs sont minoritaires, fragmentaires, mais ils sont beaux, ils sont puissants, c’est exactement le mot.
C. C. : Oui ! je voulais faire un film ! J’avais besoin d’un point de vue très clair. Au départ, je savais que ma personne devait être au service du film, de l’émotion de la narration, mais je ne savais pas que j’allais trouver autant d’archives sur moi. Ça s’est fait au fur et à mesure. J’ai eu la chance incroyable de trouver une quantité de films tournés par la résistance, dont des choses sur moi. Le contrat entre moi et moi-même était d’être au plus proche de ma vérité. L’épreuve finale était de retourner dans la maison que nous avions habitée avec Miguel.
Entre 2002 et 2005, j’ai essayé de récupérer légalement la maison de la rue Santa Fe. Après des démarches impossibles, j’ai pris la décision de l’acheter et j’ai dû trouver l’argent nécessaire. José Saramago et sa femme m’ont aidé.
Je souhaitais vider cette maison pour en faire un musée, je voulais que le fasciste sorte de là ! Expulser les occupants pour que la mémoire des vaincus prenne corps, s’incarne. En retournant au Chili, j’ai pris conscience que mes jeunes amis ne voulaient pas de cette maison. Je leur ai demandé d’avoir le courage de me dire devant la caméra ce qu’ils ressentaient. La maison était trop loin, trop petite, inutile. Ils trouvaient que mon acte ne servait à rien, qu’il exprimait seulement un désir narcissique. Je pense qu’ils avaient raison. Le risque est toujours là, le narcissisme.
C. C. : Et oui, essentiel.
C. C. : Je suis très pessimiste, mais j’ai toujours l’optimisme de la volonté. On n’a pas le choix. La vie, si elle n’est pas ancrée dans le désir de faire des choses contre l’injustice, n’a pas d’intérêt. C’est tellement plus « amusant » (et j’emploie le mot exprès) de vivre une vie engagée avec les autres pour un monde juste. Ce qui nous ai proposé aujourd’hui au Chili c’est le modèle parfait ! C’est le modèle ultra-libéral le plus pur au monde. Il faudrait que tout le monde aille voir comment ça fonctionne ! Le Chili visible, c’est le Chili de l’argent. Moi je ne voyais que ça, j’étais aveugle. Il m’a fallu la mémoire de ma génération, des survivants incérés dans la réalité sociale d’aujourd’hui pour que je puisse y voir plus clair! On dit que l’extrême pauvreté diminue, mais aujourd’hui je vois que les classes moyennes sont absolument détruites. À cause de l’endettement, la classe moyenne est obligée de garder son travail et la rébellion n’est pas possible. Il n’y a pas de syndicat, aucune loi qui préserve le sujet, pas de santé, pas d’éducation publique. C’est une société tellement dure. Et triste, tellement triste. Malgré tout ça, malgré la drogue qui a envahi les quartiers populaires, la télévision la plus crétine du monde qui robotise les gens, il existe des collectifs. Ils ne sont pas du tout une caricature du passé, ils sont tout neufs. Il y aura une justice. Le devenir révolutionnaire est à l’ordre du jour. Donc oui, j’ai encore un espoir.
C. C : C’est comme ça, la vie. Le prix à payer de l’engagement est très très lourd. Il suffit de regarder tous les gens qui se sont battus contre le nazisme, les résistantes françaises, Lucie Aubrac et les autres...
Pourtant, la joie d’être avec d’autres pour changer la fatalité du cours du monde dominé par la folie des puissants est…c’est…de la vie, quoi !
C. C : C’est une femme qui dit ça dans le film : « je ne regrette rien ». Elle qui s’est battue pour la justice se retrouve aujourd’hui au chômage. Sa fille, qui a été un leader de la résistance, a dû trouver refuge Canada. C’est inacceptable. Je suis prise d’indignation quand je vois ça. Il est impossible qu’elle ne soit pas portée comme un emblème. Et malgré tout cela, elle ne regrette rien car c’est sa dignité. Quelle leçon !
C. C. : Au Chili, le système n’est pas parfait donc on a réussi à le sortir. Les salles étaient pleines. Les journalistes, même de la presse de droite, l’ont aimé. J’ai fait l’avant-première de Rue Santa Fe dans le grand cinéma du centre. Je voulais que tout le monde vienne. Ça a pris du temps pour tout organiser. Nous avons loué des cars pour que les voisins viennent, pour que les familles des protagonistes puissent venir le voir. J’ai sorti le DVD très vite et maintenant le film est distribué partout et je vais organiser une tournée cet été. Donc ça continue.